Extrait
Le bilinguisme constitue l’un des fondements identitaires du Canada contemporain, tant du point de son importance symbolique dans le récit historique national qu’en vertu de son statut au sein de la culture politique canadienne[i]. C’est notamment par le biais de la Loi sur les langues officielles de 1969, mise sur pied par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau, que fut officiellement instauré le principe du bilinguisme institutionnel au sein de l’État fédéral. Concrètement, la Loi stipule que les citoyens ont le droit de recevoir des services des administrations fédérales et d’être entendus devant un tribunal fédéral dans la langue officielle de leur choix, en français ou en anglais. La Loi oblige également le Parlement fédéral à adopter et à publier ses lois et ses règlements dans les deux langues officielles. Elle permet également aux fonctionnaires fédéraux de travailler en anglais ou en français dans certaines régions dites bilingues. Enfin, la Loi de 1969 institue le Commissariat aux langues officielles, dont la fonction est de promouvoir le principe du bilinguisme, mais aussi de recevoir les plaintes des citoyens concernant le non-respect de la Loi et de faire enquête lorsque la situation l’exige.
Pour ainsi dire, la Loi sur les langues officielles de 1969 vise à résoudre un vide législatif prévalant depuis l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. En fait, la dualité linguistique au Canada était reconnue dans la Loi constitutionnelle de 1867, mais celle-ci n’offrait aucune réelle garantie sur le plan linguistique. Seuls étaient alors garantis les droits d’utiliser le français et l’anglais aux Parlements canadien et québécois ainsi que dans les tribunaux de compétence fédérale et ceux du Québec. La Loi sur les langues officielles cherche donc à combler ce vide juridique, mais aussi à calmer les esprits au Québec, où on assiste durant la décennie 1960 à une montée du nationalisme et à une préoccupation grandissante pour l’avenir du français. Faut-il d’ailleurs souligner que la Loi de 1969 est mise sur pied en partie en réaction aux travaux de la commission Laurendeau-Dunton, qui visent à diagnostiquer les sources du « mal canadien[ii] ». Dès 1965, les commissaires affirment « qu’il y a crise : c’est l’heure des décisions et des vrais changements; il en résultera soit la rupture, soit un nouvel agencement des conditions d’existence[iii] ». C’est donc dans cet état d’esprit que le gouvernement Trudeau procède à la création de la Loi au terme de la décennie 1960, afin de « sauver le pays » d’une rupture politique, mais aussi pour favoriser un sentiment d’appartenance au grand ensemble canadien chez la population[iv]. Selon le commissaire aux langues officielles Keith Spicer, la Loi a permis de « considérer la justice dans le bilinguisme d’État comme un idéal de dignité humaine, comme un de ces ponts qu’il importe de jeter entre les Canadiens pour les amener à une compréhension mutuelle durable[v] ».
C’est donc dans le cadre du 50e anniversaire de la Loi sur les langues officielles que s’inscrit la sortie du documentaire Bi* - Bilinguisme, la grande utopie canadienne? rendu disponible sur la plateforme d’Ici Tou.tv à l’automne 2019. Produit par la boîte Machine Gum Productions et réalisé par le cinéaste Simon Madore, le documentaire est animé (et scénarisé) par Frédéric Choinière, que l’on a pu voir comme chroniqueur à TFO (Volt), Télé-Québec (Les Verts contre-attaquent, Ça vaut le coût) et Ici Radio-Canada (Médium large, Les éclaireurs, Culture club). En résumé, Bi* – chapeau pour le titre accrocheur! – aborde la délicate question du bilinguisme canadien principalement par le biais de la Loi sur les langues officielles et analyse l’évolution de la réalité sociolinguistique au pays depuis l’adoption de la Loi à la fin des années 1960. Le mythe, ou l’utopie, du bilinguisme canadien est ici confronté à la réalité telle qu’elle s’observe sur le terrain dans différentes régions et milieux culturels du pays. Les créateurs du film cherchent ainsi à savoir si le Canada est vraiment bilingue et si le bilinguisme, en tant que projet national, est réaliste au XXIe siècle. Plus largement, ils souhaitent évaluer si le principe du bilinguisme institutionnel a contribué à la croissance du nombre de locuteurs bilingues au pays ou si, plutôt, il a engendré un sentiment de méfiance chez les citoyens unilingues canadiens à l’égard de « l’élite bilingue » de l’est du pays[vi]. Ce sont là des questionnements forts pertinents en vertu de l’évolution politique et culturelle du pays depuis les dernières années, notamment au moment où certains membres de l’élite politique canadienne remettent en question la pertinence de maîtriser deux langues afin de se lancer dans l’arène électorale fédérale[vii].
Notes infrapaginales
[i] L’historiographie a d’ailleurs produit un grand nombre d’études et de synthèses sur le bilinguisme et les questions linguistiques dans les dernières années, dont le livre de Marcel Martel et Martin Pâquet, Langue et politique au Canada et au Québec : une synthèse historique, Montréal, Boréal, 2010. Plusieurs événements scientifiques ont également eu pour thème ces questions précises. Pensons notamment au colloque Le bilinguisme canadien comme projet : l’histoire d’une utopie et de sa réalisation, tenu à Ottawa en mars 2016 (qui a fait l’objet d’un dossier thématique intitulé « Le projet du bilinguisme canadien : histoire, utopie et réalisation » dans le BHP à l’hiver 2018), à celui sur La Confédération et la dualité nationale, tenu à Edmonton en avril 2017 (qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif intitulé La Confédération et la dualité canadienne paru aux PUL à l’hiver 2020) ou encore au congrès international Officiellement 50 ans! Une conférence marquant cinquante ans de dualité linguistique et d’éducation au Canada, tenu à Gatineau en novembre 2019. Ces différents événements scientifiques témoignent d’un grand intérêt des spécialistes francophones et anglophones pour les thèmes de la dualité nationale et du bilinguisme.
[ii] Sur la commission Laurendeau-Dunton, voir Valérie Lapointe-Gagnon, Panser le Canada. Une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton, Montréal, Boréal, 2018, 413 p.
[iii] André Laurendeau et Arnold Davidson Dunton, Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 125.
[iv] François Charbonneau, « Dans la langue officielle de son choix : la loi canadienne sur les langues officielles et la notion de “choix” en matière de services publics », Lien social et Politiques, no 66, automne 2011, p. 39-63.
[v] Commissariat aux langues officielles, Premier rapport annuel 1970-1971, Ottawa, 1971, p. 4.
[vi] Sur la réaction des différents groupes de pression aux politiques de bilinguisme dans les années 1970, on notera les travaux de l’historien Matthew Hayday: So They Want Us to Learn French: Promoting and Opposing Bilingualism in English-Speaking Canada, Vancouver, UBC Press, 2015, 364 p.; Bilingual Today, United Tomorrow: Official Languages in Education and Canadian Federalism, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2005, 272 p.
[vii] Michel David, « Une moquerie », Le Devoir, 28 janvier 2020. La course à la chefferie du Parti conservateur du Canada tenue durant l’hiver 2020 est notamment le théâtre de débats quant à savoir s’il est pertinent qu’un chef conservateur soit en mesure de s’exprimer dans les deux langues pour devenir premier ministre.